Il y a CPA et CPA

Les collectionneurs, les cartophiles comme ils s’appellent entre eux, utilisent pour désigner l’objet de toutes leurs attentions la terminologie « CPA » qui signifie Carte Postale Ancienne.

La définition est impropre parce que trop large.

En réalité, les cartophiles ne s’intéressent qu’aux cartes postales illustrées. Illustrées d’une gravure ou illustrées d’une photographie. Les premières sont apparues, en France, à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1889 et les secondes deux ans plus tard.

Ces apparitions ont été, dans un premier temps, des plus anecdotiques, si bien que le véritable avènement de la carte postale illustrée est considéré comme n’étant intervenu qu’en 1896.

Ce qui fait de ce bout de carton un élément à part entière de la Belle Epoque dont il est parfaitement contemporain.

Wikipédia, en effet, délimite ainsi cette période privilégiée :

La « Belle Époque » s’étend de 1896, qui marque la fin de la dépression économique jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale en 1914, où elle est à son apogée. L’expression est née après la Première Guerre mondiale pour évoquer la période antérieure à la Grande Guerre et postérieure à la dépression économique de 1870 à 1895. Dans cette désignation, il y a une part de réalité (expansion, insouciance, foi dans le progrès…) et une nostalgie.

Assez rapidement, après sa mise en service, ce nouveau vecteur postal a fait naître un engouement aussi inattendu que spectaculaire en devenant un objet de collection. Tout à coup, il était de bon ton de les collectionner et il n’existait plus une famille qui n’ait pas son précieux album de cartes postales.

Les quantités de celles-ci produites ont très certainement progressé d’une année sur l’autre jusqu’à la déclaration de la guerre. Par contre, il semblerait, mais cela reste très subjectif, que le nombre de celles qui ont été collectionnées ait atteint un pic dans les années 1909-1910 pour décroître par la suite, avant même la mobilisation.

Dans tout ce que recouvrent les CPA, les cartophiles différencient les cartes dites « précurseurs » ou à « dos non-divisé » correspondant à la période antérieure aux stipulations de l’arrêté ministériel du 18 novembre 1903 qui rendait obligatoire la division en deux parties du dos : l’une réservée à la correspondance et l’autre aux coordonnées du destinataire.

Le terme « précurseurs » est une fois encore mal choisi. Le Dictionnaire de la cartophilie francophone en donne une définition plus restrictive :

« Cette expression recouvre tous les objets postaux ayant vocation de transmission de messages et se situant du XVIIIe à la fin du XIXe s., sans l’excéder, et à l’exception des lettres et paquets classiques. »

Et justement, le cartophile ne fait pas, ou ne sait pas faire, le distinguo, dans ce sous-ensemble des cartes à « dos non-divisé », entre celles propres au XIXème et celles relevant du XXème siècle.

Et bien sûr, les premières sont beaucoup plus rares et dès lors plus prestigieuses. Comme le terme de « précurseurs » est galvaudé, elles sont parfois dénommées primitives, mais le qualificatif d’archaïque semble bien mieux leur convenir.

A Arcachon, il est tout à fait probable que ces premières cartes ou cartes archaïques aient fait leur première apparition, aux vitrines des boutiques locales, juste après les fêtes du 15 août 1896.

A ce moment-là, elles provenaient quasiment toutes de la maison parisienne Neurdein-Frères. Les éditeurs régionaux comme Henry Guillier à Libourne ou Marcel Delboy à Bordeaux, qui allaient eux-aussi par la suite industrialiser leur activité, n’intervenaient pas encore sur ce secteur d’activité.

C’est pendant ces trois années et demie qui ont précédé l’avènement du XXème siècle[1] que l’éditeur Neurdein a assuré, autant qu’il était possible, sa suprématie sur ce marché prometteur.

Au lieu de s’endormir sur son monopole, il s’est au contraire employé à diversifier les vues et à multiplier les tirages proposés à sa clientèle[2].

Si bien qu’il n’est pas exagéré de penser qu’il ait été pour une grand part à l’origine de la mode, dans notre pays, de la carte postale illustrée.

Toutefois, cette position quasi-monopolistique obtenue à Arcachon n’empêchait pas que dans les très grandes villes, la maison Neurdein-Frères ait été très tôt confrontée à une concurrence locale, même si celle-ci restait des plus modestes.

La correspondance d’un bien sympathique Harry, citoyen anglais ou américain, nous permet de mieux appréhender l’histoire locale de ces cartes postales archaïques.

Au début de l’automne 1896, Harry entreprend en effet un voyage, d’affaires ou d’agrément, on ne sait, dans notre région.

Descendu à l’Hôtel de France, à Bordeaux, il éprouve une douce pensée pour son amie Hanse, pensée qu’il veut lui transmettre au moyen d’une carte postale.

Pour cela, il en choisit une, illustrée d’une gravure, ce qui laisse supposer que son amie ne s’adonne pas encore à la collection des cartes postales, sinon il aurait très certainement préféré une vue photographique.

Et s’il choisit un éditeur allemand, Arthur Schlésinger de Pforzheim, c’est plus parce que ces cartes postales illustrées de gravures étaient une spécialité allemande que parce que son amie réside à Francfort.

image001Une douzaine de jours plus tard, il est à Arcachon où il descend, en ville d’hiver, à l’Hôtel Continental. Il envoie aussitôt une nouvelle carte à son amie Hanse. Et il en choisit encore une illustrée d’une gravure aux couleurs flamboyantes qui lui ont permis tout de suite de la repérer sur le présentoir du commerçant.

Cette carte ne porte aucune mention distinctive d’éditeur, mais comme toutes ses semblables, ses gravures sont directement inspirées sinon copiées d’une photographie.

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Le fait que l’on retrouvera très vite sur une carte photographique de l’éditeur Neurdein-Frères un cliché ressemblant furieusement à la scène de plage présentée dans l’encart en bas et à gauche de cette carte image003_reduiten’entraîne pas forcément qu’il s’agisse d’une production de cet éditeur. Nous avons déjà rencontré cette particularité sur une carte illustrée d’une gravure éditée par Carl Kunzli et frères.

L’année suivante, Harry revient dans notre région où il arrive un peu plus tard dans la saison. A Bordeaux, il reste fidèle au même hôtel et à l’envoi d’une carte postale à son amie Hanse. Comme il reste fidèle à l’éditeur de la dite carte.

C’est à nouveau à une carte de chez Arthur Schlésinger de Pforzheim qu’il va confier la mission de transmettre toute l’affection qu’il porte à Hanse. Sans doute l’a-t-il achetée au même endroit que l’an passé, dans le hall de l’hôtel, au concierge de cet établissement ou bien encore au marchand le plus proche ?

image005Quinze jours plus tard, il est à Arcachon où cette fois il s’installe en ville d’été, à l’Hôtel de France.

Pour écrire encore une fois à son amie, il va acheter une carte Neurdein, mais a-t-il vraiment le choix ? Et pour la première fois, il va s’arrêter sur une carte photographique.

Pour sans doute n’avoir pas pu trouver autre chose.

image006Peut-être aussi qu’il ne s’est pas adressé au même commerçant que l’année passé. Et que ce nouveau ait été moins bien achalandé. Tout près de l’Hôtel de France, c’est l’établissement de Madame Delamare, libraire-éditeur, qui commercialisait, aux côtés de son guide sur Arcachon, des cartes postales. D’ailleurs, deux ans plus tard, quand Madame Moreau lui succèdera, celle-ci fera directement imprimer sur les cartes Neurdein qu’elle distribuera les références de son établissement : MOREAU, Libraire, 240, boulevard de la Plage — ARCACHON.

En faisant l’effort de visiter plusieurs marchands, il aurait très bien pu trouver une carte ressemblant beaucoup, parce que provenant du même éditeur, Arthur Schlésinger de Pforzheim, à celles pour lesquelles il avait montré une constante préférence, lors de ses arrêts à Bordeaux.

image007Quittons Harry dont nous ne savons pas s’il est revenu l’année suivante, une fois encore, à Arcachon.

Intéressons-nous maintenant à un autre visiteur, originaire de Moulins-Lès-Metz, qui s’arrête à son tour à Arcachon, en mars 1899. Comme Harry, il descend à l’Hôtel de France. Il entre dans une boutique, peut-être toujours chez Madame Delamare, et il achète pas loin de 50 cartes postales et autant de timbres à 10 centimes. Il ne trouve que des Neurdein. Il commence, bien sûr, par en prendre une de chaque modèle colorisée avant de se rabattre sur celles en noir et blanc. Il rédige une à une ces cinquante cartes, qu’il numérote en bas à gauche, et les envoie toutes en même temps à sa fille, à Moulins-Lès-Metz, en Lorraine. Il écrit bien distinctement en Lorraine, sans doute par provocation, parce qu’à cette époque Moulins-Lès-Metz, qui est devenu Mühlen bei Metz, n’est plus situé dans le département de la Moselle, mais fait partie intégrante de l’Empire allemand.

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Si cet envoi massif montre à n’en pas douter le sentiment patriotique qu’anime son auteur, il montre aussi à la fois que Mademoiselle Robert collectionnait les cartes postales et qu’une carte postale ne méritait d’entrer dans une collection que si elle avait voyagé. Son père aurait très bien pu se contenter d’acquérir les 50 cartes d’Arcachon et les remettre vierges à sa fille lors de son retour chez lui. Cela lui aurait coûté moins cher et pris moins de temps, mais les cartes auraient été ainsi, sans doute, indignes d’une collection quelque peu ambitieuse.

L’exemple de ces deux visiteurs doit-il nous laisser croire que les seules cartes postales archaïques, illustrées d’un cliché photographique, disponibles à Arcachon au XIXème siècle étaient des Neurdein ?

Eh bien non.

Allons maintenant à la rencontre de Pierre, élève de l’école Saint-Elme. Ses parents l’ont mis pensionnaire dans cet établissement dès l’année scolaire 1896-1897 alors qu’il n’avait pas encore 13 ans (Il est né le 3 décembre 1883). Il y effectue sa troisième année et ce n’est pas le fait d’être pensionnaire qui lui pèse le plus, c’est l’éloignement d’avec sa cousine Alice que cela entraîne.

Parce qu’Alice, avec ses sœurs Jeanne et Thérèse, est elle-même pensionnaire à Gisors au couvent[3] des Sœurs Zélatrices de la Sainte Eucharistie.

Et il communique avec elle en lui envoyant des cartes postales.

image013Une, le 4 février, qu’il destine à sa « Chère Alice » pour laquelle il est « ton cousin qui t’aime. »

Et lui, ne va pas choisir des cartes Neurdein. D’abord, il lui est peut-être difficile d’aller en ville en faire l’acquisition. Mais aussi parce que les dominicains ont eu l’idée de faire éditer une petite série de cartes portant des clichés d’un photographe arcachonnais, R. Renaudeau. Elles ne sont pas commercialisées au travers du réseau habituel des commerçants locaux, mais plutôt réservée aux élèves, à leurs parents et à leurs relations. C’est sans doute pour cela qu’elles sont aujourd’hui si rares.

Ce sont, sous réserve de nouvelles trouvailles, les premières à avoir concurrencer les Neurdein à Arcachon.

D’où leur intérêt.

Il est tout à fait probable qu’une fois encore son interlocutrice s’adonne à la collection des cartes postales, parce que dès la première, il lui annonce qu’il lui enverra « petit à petit toute la collection[4]. »

image015Le 10 mai suivant, quand Pierre écrit une nouvelle carte à Alice, il est « ton cousin qui t’aime beaucoup. »

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Mais hélas, loin des yeux, loin du cœur…

Le 5 juillet, si « Ma chère Alice » s’est mué en « Ma chère Lili », il n’est plus pour elle que « ton cousin affectueux ».

image019L’amour a déjà laissé la place à l’affection, ce qu’il confirmera, la semaine suivante, dans sa carte du 12 juillet :

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Finalement, finalement, Pierre n’épousera pas sa cousine Alice.

Il se mariera, à 30 ans en décembre 1913, avec Madeleine, une veuve de six ans plus âgée que lui et déjà mère de cinq enfants. Dont le premier mari, fils de notaire, était « propriétaire ».

Propriétaire d’une propriété que Pierre allait exploiter en devenant agriculteur.

Et dont la maison de maître n’était sans doute pas sans lui rappeler Arcachon.

Sur la carte postale de laquelle on aperçoit une petite fille qui pourrait bien être l’une de ses belles-filles : Hélène, Thérèse ou Odette.

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Après avoir été directeur honoraire et administrateur de l’union laitière de l’Eure, Pierre se retirera avec son épouse, à Louviers, dans une belle maison bourgeoise au n° 8 de la rue du Gouverneur Noufflard.

Son épouse y mourra le 2 septembre 1959. Il fera de même, un mois et demi plus tard, le 15 octobre.

Nous sommes surpris que l’offre pléthorique, il est vrai encore récente, de cartes postales anciennes maintenant disponible sur Internet ait eu si peu d’influence sur l’attitude du collectionneur.

Ce choix de plus en plus ouvert qui lui est proposé aurait dû, en toute logique, l’encourager à être à la fois plus exigeant et plus sélectif dans sa démarche.

Alors qu’il continue, comme par le passé, sa quête compulsive du nouveau cliché à n’importe quelle condition, dans le seul but d’amasser pour amasser, quand il pourrait, par exemple, ne plus négliger le rang du tirage de la carte qu’il achète. A l’instar du bibliophile qui fait la différence, depuis la nuit des temps, entre l’édition originale et celles qui lui succèdent.

Il pourrait également établir une hiérarchie dans ses cartes en tenant compte de leur chronologie et en privilégiant bien sûr les plus anciennes et en particulier les archaïques.

Et en préférant systématiquement celles qui ont une histoire pour avoir voyagé.

Nous ne saurions trop lui conseiller de classer ses cartes, au sein du ou des thèmes qu’il a décidé de collectionner, par éditeur.

Meilleure façon de l’incliner à mieux connaître ceux-ci, à différencier leurs différents tirages, à le pousser à aller à la rencontre de leur histoire.

Encore aujourd’hui, pour le cartophile vulgaris, une carte postale ancienne ce n’est qu’un cliché.

Pour la nouvelle génération qui aura toujours connu Internet, il faut espérer que ce sera aussi, un éditeur, un photographe, un imprimeur, un tirage, une année dans une époque.

Et aussi parfois, une histoire…

Jean-Pierre Ardoin Saint Amand


[1] Si la mathématique fait débuter le XXème siècle le 1er janvier 1901, la vox populi a préféré le voir commencer dès le 1er janvier 1900. Nous nous alignons sur sa position.

[2] Lesquels mériteraient une définition beaucoup plus détaillée que celle qui nous est proposée dans ce présent site. En commençant par les plus anciens. Le type 1 ici défini, comprend en réalité au moins deux ou trois tirages différents. Idem pour le type 2, etc.

[3] Construite en 1885, cette imposante école devait fermer dès 1906. Aujourd’hui ses locaux abritent le lycée Louis Aragon.

[4] Dans celles qui nous sont parvenues, le cartophile pointilleux remarquera la curieuse disposition des timbres. Pour une raison que nous n’avons pas pu déterminer, alors que Pierre avait collé tout à fait normalement ses timbres au verso de ses cartes, quelqu’un, Alice ?, a pris la peine de les décoller méticuleusement pour les recoller au recto, un peu n’importe comment. Mais tout laisse à penser qu’il s’agit bien des timbres d’origine.

3 réflexions sur « Il y a CPA et CPA »

  1. Je vous remercie de me contacter au sujet d’Albertilus.
    Dans cette attente, je reste cordialement vôtre.

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