Dès sa naissance, Arcachon a tous les attributs d'une ville, y compris un maire et son ennemi intime: le premier maire d'Arcachon, Alphonse Lamarque de Plaisance, subira sa vie durant les sarcasmes d'Adalbert Deganne qui lui aussi sera maire. La guerre des deux A ne s'éteindra qu'avec la mort des deux protagonistes; tant qu'ils vivront, ils s'insulteront publiquement prenant à témoin la population, du moins celle qui peut voter, de leurs querelles incessantes.
En 1862, Deganne, plus gros propriétaire foncier d'Arcachon, publie un livret innocemment intitulé "Quelques notes à propos du boulevard de ceinture et de stravaux communaux", dans lequel il règle proprement son compte à son ennemi intime.
Lamarque, un des trois pères fondateurs de la ville, avec le curé Xavier Mouls et le financier Emile Pereire, le remet à sa place dans une brochure de 160 pages où il démonte une à une les accusations de Deganne. Lamarque en profite pour vanter l'action qu'il a menée depuis dix ans qu'il est maire, d'abord de la Teste entre 1852 et 1857 puis d'Arcachon depuis la création de la ville en mai 1857.
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Lamarque a quelque titre à faire valoir : c'est notamment lui qui a initié et mené à bien les négociations qui ont rendu possible la création d'Arcachon par le rachat des droits d'usage des habitants de La Teste sur la forêt d'Arcachon. Ces droits faisaient des propriétaires de la forêt des nus-propriétaires sans droits et des habitants de La Teste les usufruitiers de la forêt. La signature de l'accord le 17 juillet 1855 a rendu Adalbert Deganne, de son propre aveu, "du jour au lendemain plusieurs fois millionnaire" (page 130).
Loin d'en être reconnaissant à Lamarque, Deganne va le poursuivre pendant des années de ses chicaneries et lui reprocher dans son opuscule de n'avoir en dix ans fait que peu de choses. Il ne trouve que 7 actions au bilan de Lamarque en dix ans de mandature, toutes sujettes à critiques, auxquelles répond vertement le maire après avoir réfuté les thèse de Deganne sur le "boulevard de Ceinture":
- Refus d'accepter la donation de routes que proposait Deganne (page 41)
- Abattage des arbres de l'avenue de la Chapelle (page 57)
- Construction de la mairie (page 69)
- Etablissement des fontaines (page 83)
- Empierrement des rues conduisant au bassin (page 99)
- Emploi d'un agent de la mairie au transport des dépêches du maire (page 105 )
- Subvention du journal d'Arcachon (page 111)
Le reste de l'ouvrage de Lamarque est un plaidoyer prodomo où il passe en revue tout ce qu'il a fait en dix ans.
Le livre de Lamarque est très intéressant en ce qu'il donne à voir Arcachon en train de naître entre les intérêts de spéculateurs cupides et l'intérêt général. Il montre aussi qu'en ce temps-là on pouvait s'insulter gravement et publiquement, sans aucune retenue. Lamarque dessine en creux un portrait terrifiant de Deganne qui apparaît come un être mesquin, avide, rancunier, arrogant. Il n'était d'ailleurs pas le seul à mépriser Deganne. Eugène Ormières, un des architectes de la ville, en avait lui aussi une piètre idée. Après avoir construit le grand théatre d'Arcachon commandé par Deganne, voici ce qu'il écrit:
...Je dois signaler un autre fait : j'avais comme il est d'habitude, donné l'ordre au sculpteur de graver mon nom sur la façade ; ce nom était déjà a moitié gravé, quand M. Deganne, s'en apercevant, donne l'ordre au sculpteur de s'arrêter ; ce que ce dernier fit.
De l'explication que j'ai eue avec M. Deganne à ce sujet, il prétendait que lui étant le propriétaire de l'immeuble, j'aurais dû lui demander au préalable l'autorisation. Je lui répondis que si l'immeuble était à lui, l'œuvre était de moi, et qu'en y faisant graver mon nom je ne faisais que la signer, ce qu'il ne pouvait refuser.
Au fond, M. Deganne voulait passer aux yeux du public non seulement pour le propriétaire, mais aussi pour l'architecte.
Avenir d'Arcachon N° 2256 du 07/04/1895
Mais ce livre est envore plus intéressant par ce qu'il ne dit pas et par ce qu'il montre des rapports sociaux au milieu du 19ème siècle. Une anecdote que raconte Lamarque est très significative. Une des propriétés de son ennemi juré est "menacée" par un "jeune invalide retraité à 24 ans pour blessures graves reçues au champ d'honneur". Ce jeune homme veut faire valoir ses droits d'usager de la forêt et couper des arbres sur une parcelle appartenant à Deganne. Ce dernier, ravalant son orgueil, va chercher secours auprès de son ennemi, le maire, Lamarque de Plaisance. Celui-ci oubliant ses querelles vole a son secours et fait condamner le jeune homme: la solidarité de classe a joué à plein, en défaveur du jeune homme pourtant blessé au champ d'honneur... (page 57)
La querelle ne s'arrête pas là et Deganne publie bientôt "une réponse à la réponse".
Plus de 150 ans après, la querelle des deux "A" trouve encore des échos dans le microcosme des historiens locaux. Certains tiennent Deganne pour un visionnaire, qui a voulu construire une ville moderne, quand d'autres voient en lui un esprit mesquin uniquement préoccupé de ses intérêtes propres. Même chose pour Lamarque tantôt esprit étroit et inculte, incapable de diriger le développement d'une cité nouvelle, tantôt un honnête homme uniquement motivé par la recherche du bien public.
Jean Pierre Ardoin Saint Amand s'est fait une opinion tranchée: Deganne est de la race des emmerdeurs, niveau olympique, dont la seule passion est le service de ses propres intérêts. Il a développé son point de vue dans une brillante conférence le 1er décembre 2010.
19/05/15