VII
II y avait déjà quelques semaines que je n'avais été faire un tour sur les parcs. Je projetai, cette fois-ci, une excursion du côté de ceux qui avoisinent les propriétés de M. Lescat, sur la pointe Nord du Bassin ; je tenais également à visiter le phare, que je ne connaissais pas encore, et l'admirable plage qui borde l'Océan de l'autre côté du Bassin.
Je proposai donc un jour à un parqueur de mes amis de l'accompagner à son parc situé dans ces parages. Comme nous devions y passer la journée à cause de la marée, nous préparâmes des provisions de bouche en conséquence. J'amenais avec moi un de mes bons amis, capitaine d'artillerie, qui était venu passer quelques jours à Arcachon. Nous fûmes accueillis par la famille du parqueur avec la cordialité franche qui caractérise cette population maritime. Le parc était situé sur la partie Ouest du Bassin, que l'on nomme le Courbey, et qui constitue la meilleure situation ostréicole du Bassin, à cause du courant plus rapide des eaux. Nous partîmes à la marée descendante, vers les sept heures du matin. A huit heures et demie nous débarquions sur la rive opposée, auprès d'un très pittoresque village de huttes que l'on désigne sous le nom de l'Herbe, construit sur le versant de la dune et abrité contre les vents d'Ouest par les semis de bois de pins. MM. L. et F., le beau-père et le gendre, auxquels appartenait la concession, y avaient une cabane à un étage, construite en bois, comme toutes les baraques de parqueurs ; elle leur servait de resserre pour les outils et d'abri passager, lorsqu'ils venaient, pendant les moments de grande presse, y passer les nuits.
Au lieu de descendre immédiatement sur les parcs, nous préférâmes longer, sur la côte très unie, la ligne des dunes ombragées par les pins pour visiter le phare du Ferret, de la terrasse duquel nous embrassions un admirable panorama sur l'Océan, le Bassin et les passes aux terribles brisants. La vue de l'Océan, du côté opposé au Bassin, est vraiment d'une majesté grandiose. De droite e de gauche, sur une ligne parfaitement droite, au milieu de la solitude la plus profonde, la grande mer roule en toute liberté son immense vague écumeuse sur le sable doré d'une plage sans fin. Cette vue de l'Océan est vraiment la plus impressionnante qu'il soit possible de trouver sur toutes les côtes de la France. Ceux qui l'ont vue en garderont toujours la sensation la plus vive et la plus pénétrante. Nous revenions avec regret, nous retournant à tout moment pour jouir encore une fois de ce spectacle inoubliable. Nous traversions alors, sous l'ombrage des bois de pins, la langue de dunes qui nous séparait du village où nous avions débarqué.
Nous y descendîmes précisément au moment où s'effectuait la pêche des huîtres comestibles. Rien d'amusant et de pittoresque comme cette ligne de tirailleurs formée généralement par un rang de femmes dont les pieds sont chaussés de patins de bois. La pêche commence à l'une des extrémités de la claire et cesse avec ensemble de l'autre côté, pour recommencer sur un point différent. Une main est armée d'un râteau qui gratte le sable et met l'huître à découvert; celle-ci se prend de l'autre main et se dépose dans un panier en treillis de fil de fer, que l'on va vider à bord des pinasses dans un récipient spécial. Les pinasses chargées, la mer commençant à monter, nous reprîmes la route d'Arcachon. Là, j'assistai à la descente en back des huîtres pochées, destinées à être tenues toujours fraîches, en réserve pour les besoins de la consommation. Ces backs sont des pontons-réservoirs qui sont principalement situés près de la plage, et qu'on a soin de toujours laisser garnis. Les grands ostréiculteurs préfèrent déposer leurs huîtres dans de grands réservoirs en maçonnerie communiquant avec le Bassin, fermés par des écluses grillagées et dont l'eau se renouvelle avec la marée. Du reste, la plupart de ces derniers expédient leur marchandise au fur et à mesure de leur pêche, soit par bateaux à vapeur, soit par chemin de fer. La grande expédition du soir, à la gare aux marchandises de la ville, est un spectacle à voir et qui ne manque pas de piquant ni de pittoresque. L'amoncellement des caisses de toutes grandeurs, l'arrivée des camions, le chargement des wagons, le bruit assourdissant des colloques imagés, le va-et-vient des expéditeurs, des employés, et des curieux bousculés qui ne trouvent plus un coin où se nicher, les batailles de chiens, perdus au milieu des colis que l'on transporte, tout ce remue-ménage bruyant vous pénètre sensiblement de l'importance commerciale de la cité arcachonnaise.
Avant de terminer ce chapitre, je vais tâcher de donner le plus succinctement possible le budget complet d'un petit parqueur inscrit maritime; ces notes m'ont été fournies scrupuleusement par mon ami. Nos lecteurs se rendront compte que, malgré les efforts qui ont été faits, cette industrie est loin d'être une source de grands profits pour le cultivateur.
PREMIERES DEPENSES. -
DEUXIEMES DEPENSES. -
Ces 10000 collecteurs produiront environ
2 millions d'huîtres jeunes.
Le rebut est reporté sur le parc afin d'être vendu à 18 mois.
Il faut maintenant déposer les jeunes huîtres dans les caisses ostréophiles.
Le parqueur désire-t-il vendre ses huîtres à dix-huit mois, les acheteurs demandent encore le triage ou bien les lui prennent au tout venant, mais la différence de prix étant très sensible, le parqueur préfère le triage, il vend les belles et garde les rebuts pour les revendre à deux ans. L'opération du triage se paie 0 fr. 15 à 0 fr. 20 le mille, soit environ 150 francs.
Il en reste 700 000 à vendre à deux ans, mais dont la mortalité sera de 20 %. Si l'on veut alors faire des huîtres comestibles à trois ans, il faut compter toujours les mêmes frais d'entretien et une mortalité de 30 %.
On se demande donc comment peuvent vivre les petits parqueurs quand, sur un total de dépenses de 2.595 francs ils n'ont pu gagner que 810 francs pour la première année, soit un écart de 1.785 francs !... c'est en effet actuellement la situation assez triste de la culture des huîtres dans le bassin d'Arcachon. Ce n'est que petit à petit, lorsque les premiers frais d'installation sont faits et que le parqueur réussit à vendre ses huîtres comestibles, qu'il arrive à gagner un petit pécule, mais il est forcé de joindre à son industrie d'autres ressources, comme celles que j'ai indiquées plus haut.
Il est certain que la culture des huîtres subit en ce moment à Arcachon une crise intense, due non à la consommation, qui augmente de plus en plus, mais à l'avilissement des prix dont profite non pas le consommateur, mais l'intermédiaire qui y fait sa fortune. Ainsi, dans la campagne ostréicole de 1887, on a expédié d'Arcachon 67 millions d'huîtres comestibles et depuis celte époque le trafic a plus que doublé, mais l'huître se vendait alors 30 et 40 francs le mille par le producteur, tandis qu'actuellement ce prix varie entre 12 et 15 francs. En outre l'acheteur est plus difficile, plus exigeant sur la dimension : on produit donc beaucoup plus, mais avec beaucoup plus de dépenses aussi, et avec le double de marchandises on ne reçoit plus que la moitié du gain d'autrefois.
C'est du reste, je crois, la situation générale du commerce et de l'industrie, un peu partout.
VIII
On sait que l'État s'est réservé certains bancs. Tous les trois ans, il livre ces bancs une journée entière à la population maritime, pour y pocher les huîtres qui se trouvent soit sur les crassats, soit dans les chenaux. A l'origine, l'Administration n'autorisait cette pêche qu'aux fils et aux filles dé marins inscrits maritimes ayant seize ans révolus. Maintenant, malgré les précautions prises, presque toute la population veut y assister ou y prendre part. Ce jour-là, les marins rassemblent leur famille et en forment leur équipage, beaucoup d'entre eux comptant sur le résultat de leur pêche pour payer leurs dettes les plus criardes. On peut estimer à 6 ou 8000 le nombre des pêcheurs, hommes, femmes et enfants, avec environ 2 000 embarcations, rassemblés ce jour-là sur le Bassin. On choisit généralement la date de l'équinoxe de mars.
C'est vraiment là un des plus curieux spectacles qui se puissant voir : dès les premières heures du jour, le bassin est envahi par les embarcations qui sont rangées en files dans les chenaux, autour des bancs de l'État. Autour d'elles circulent les bateaux des surveillants maritimes, qui veillent à l'ordre général. Une douzaine seulement d'entre eux est appelée à ce service... Derrière les pêcheurs circulent également d'autres embarcations de plaisance, portant les curieux en grand nombre. Les cris, les chants, les lazzis partent de tous les côtés de cette foule bigarrée et bruyante. Pour peu que le soleil se mette de la partie et darde ses bienfaisants rayons, le spectateur placé sur un point dominant le Bassin jouira là du coup d'œil le plus intéressant, le plus lumineux et le plus curieux.
On attend que la mer soit complètement basse pour donner le signal de la pêche. C'est le commissaire de la marine qui le donne.
A mesure que la mer se retire, la foule devient plus nerveuse, les gardes maritimes sont obligés de faire circuler leurs embarcations devant celles des pêcheurs, pour maintenir les impatients dans leurs limites. Ils sont forcés quelquefois de sévir soit contre un marin qui se dissimule derrière les bateaux en plongeant son râteau au fond de l'eau, afin de recueillir les huîtres avant le signal donné, soit contre un autre qui se penche pour en pêcher avec la main, a mesure que le fond baisse...
Mais un coup de canon se fait entendre : c'est le signal. Alors c'est une bousculade, un envahissement, une trombe gigantesque qui s'abat, se roule, s'écrase, se précipite sur les bancs, ramassant et remplissant les paniers le plus rapidement possible et faisant la chaîne pour les vider dans les bateaux. Tout cela dans un grouillement indescriptible qu'accompagnent les altercations, les disputes, les batailles inévitables, et les crêpages comiques de chignons, réjouissant d'une gaieté sans bornes les curieux en délire qui les applaudissent à tout rompre.
Lorsque les bancs sont épuisés, les pécheurs harassés, leurs vêtements souillés ou déchirés, les femmes dépeignées et dégrafées se retirent péniblement, leur embarcation chargée à couler. Souvent plusieurs d'entre eux sont obligés, pour pouvoir démarrer, de rejeter une partie de leur pêche dans les chenaux, car la moindre vague peut faire embarquer l'eau à bord et faire couler l'équipage. C'est précisément ce qui arriva il y a quelques années, en pareille circonstance, à une famille de cinq personnes. Au moment du retour, un vent violent s'éleva du Nord-Ouest ; impossible de songer à venir à la rame, on dut mettre la voile, mais un coup de vent fit chavirer l'embarcation trop chargée: deux personnes se noyèrent, les trois autres furent sauvées, mais la pêche fut perdue.
Les huîtres ainsi pêchées sont vendues sur place à des trafiquants ou sur la plage, mais pour la plupart à des prix tellement dérisoires qu'ils laissent qu'un bien maigre profit aux malheureux qui ont pris part à la pêche. L'État et la population trouveraient certainement plus de bénéfice dans la concession de ces bancs réservés.
Quelques mots encore, pour finir, sur la consommation faite à Paris de ce précieux et intéressant mollusque ; car, en somme, c'est cet énorme ventre qui en absorbe la plus grande quantité, chacun sait ça : aussi les Halles sont-elles le vrai palais des huîtres. Il en vient de partout : d'Arcachon, de Marennes, de Cancale, de Courseulles, de Noirmoutier, d'Ostende et même de Pied-de-Cheval, comme dit Monselet. Les amateurs sont partout maintenant, chez les riches, comme chez les pauvres et chose curieuse, ce sont ces deux classes extrêmes de la population qui en font la plus grande consommation. Voyez plutôt les marchands de vin. N'êtes-vous pas souvent resté rêveurs devant cet amoncellement de coquilles vides? Et les jours de grand froid devant cette inscription accrochée à une vitrine: Pour cause de froid, les huîtres sont à l'intérieur.
P. KAUFFMANN
[Le] tour du monde : nouveau journal des voyages / publ. sous la dir. de M. Edouard Charton ; 1901 (1860-1913).