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III

Nous marchions lentement : de temps en temps un cri d'appel poussé par M. B..., auquel répondait un cri semblable, nous avertissait qu'un résinier était à son travail. Ce ne fut qu'au bout d'une demi-heure qu'un bruit particulier indiqua à l'oreille exercée de mon cicérone que nous allions nous trouver en présence du travail cherché.

En effet, au milieu du fouillis des genêts nous aperçûmes un jeune garçon arrêté devant un pin et qui, armé d'un instrument appelé sarcle à pela dans le patois gascon, raclait l'écorce de l'arbre sur toute la surface destinée à recevoir les incisions de l'année, en ayant bien soin de ne pas écorcher le bois. L'instrument dont il se servait se composait d'une raclette en acier pourvue d'un manche en bois. Lentement, en appuyant fortement sur la lame, il enlevait de larges bandes d'écorce, qui brunissaient d'une couleur fraîche le flanc du pin attaqué. Son outil sur l'épaule, il allait d'un pin à un autre continuer la même opération une ou deux fois sur le même arbre. Certains arbres destinés à être saignés à mort étaient raclés sur toute leur surface, et avaient jusqu'à cinq ou six pelages l'un à côté de l'autre.

" Cette première opération, me dit M. B..., n'a pas lieu sans une réglementation sévère de l'administration forestière, qui ne permet pas le raclage avant le 10 février, non plus que le cramponnage, et limite l'opération du gemmage, c'est-à-dire la récolte de la résine, du 1er mars au 15 octobre de chaque année. Elle exige en outre que la récolte du barras, que nous étudierons plus loin, soit terminée le 31 décembre. Cette réglementation n'est pas inutile, sans cela nombre de résiniers, les uns par insuffisance d'expérience, les autres par impatience d'avancer leurs travaux, commenceraient leurs opérations de raclage à une époque froide, ce qui aurait pour effet de faire perler beaucoup trop tôt la résine ou gemme. Les gelées n'étant pas terminées, ce serait autant de blessures graves faites à l'arbre, que l'on devrait alors soigner en conséquence. Il en résulterait un retard considérable dans la bonne venue de la gemme, un déficit dans le rendement général de l'arbre, et par suite une perte pour le Trésor dans les droits généraux. "

M. B... me fit ensuite remarquer comment il fallait aménager les semis afin de donner beaucoup d'air aux pins dits de place, de façon qu'ils pussent croître sans que leurs branches s'entrecroisent.

" L'opération de l'éclaircissage, continua-t-il, est très importante en sylviculture : si les pins sont trop rapprochés, ils se gênent mutuellement et poussent tardivement ; trop espacés, ils ne s'élèvent pas assez et perdent alors en hauteur ce qu'ils gagnent en grosseur. La distance varie généralement entre 7 et 8 mètres d'espacement. Lorsque, après un semis de quelques années, on a fait choix des pins de place, on coupe tous ceux qui sont compris dans l'espace réservé; cet éclaircissage constitue également un premier revenu, car le bois est vendu pour être consacré à différents usages, comme échalas, piquets, chevrons, bois à brûler, etc. Le pin de place ne conserve pas non plus toutes ses branches; celles-ci sont élaguées (lorsque l'arbre a atteint sa vingtième année) jusqu'à une hauteur de 6 à 7 mètres. Un second élagage a lieu à quarante ans et un autre à soixante, mais cette règle n'est pas générale, les propriétaires étant à ce sujet fort divisés d'opinion et agissant selon leur sentiment particulier. Il en est de même pour l'ébranchage des parties mortes.

" Quant à cette dernière opération, elle n'a nullement besoin d'être réglée, les habitants, avec les droits usagers qui existent encore actuellement, et dont nous aurons à reparler plus loin, ayant toute liberté pour enlever et abattre les branches mortes. "

   

Raclage de l'écorce

Ces explications se donnaient tout en marchant. Nous nous arrêtions par instants devant le travail d'un résinier, j'écoutais les recommandations de l'usinier à son métayer, et j'en faisais également mon profit. Nous croisâmes à plusieurs reprises des hommes qui posaient leur crampon sur les parties écorcées. Armés d'un maillet de bois, ils appliquaient sur la surface de l'arbre un instrument en fer tranchant et de forme concave, appelé pousse-crampon, et terminé par un manche à bourrelet de même métal, l'enfonçaient d'un centimètre dans le bois au moyen du maillet, de façon à creuser une fente dans laquelle ils introduisaient, en l'y forçant, le crampon. Ce crampon, formé d'une courte lame en zinc, est destiné à servir de gouttière, en faisant écouler la gemme liquide dans le pot de terre, et à tenir celui-ci suspendu à son extrémité inférieure ; le pot est retenu par un long clou enfoncé dans le pin.

Immédiatement avant l'invention du pot Hugues et postérieurement à l'application du crot, dont nous avons parlé plus haut, on employait pour recueillir la résine une sorte de réservoir creusé dans un tronc de pin fendu en deux, et appelé tos ou hachère, que l'on plaçait au pied de l'arbre; une espèce de planchette, portant le nom de perrus, s'interposait entre l'arbre et le tos pour combler le vide. Ce système, pour être moins défectueux que le premier, offrait néanmoins les mêmes inconvénients, puisque, à la suite du long trajet qu'elle avait à parcourir, la gemme perdait une grande quantité de sa térébenthine à cause de l'évaporation et de l'oxydation. Cependant ce procédé a été conservé pour recueillir la résine qui coule de l'incision pratiquée sur un arbre incliné, car dans ce cas le pot ne peut être utilisé, la résine devant alors s'épandre perpendiculairement au sol.

Pose du crampon

L'invention du système actuel date de 1844, mais dès 1836 un savant renommé, Hector Serres, de Dax, publiait sur la culture du pin une notice dans laquelle il recommandait l'idée du tos, qui fut adopté par quelques résiniers avant le système Hugues. Nous détachons de cette notice le passage suivant :

" Ne vaudrait-il pas la peine (on va peut-être rire de ma proposition) de faire construire de petites auges en terre cuite et de les entasser au pied de l'arbre jusqu'au niveau du sol?

" De cette manière on ne perdrait pas un atome de résine et on l'obtiendrait exempte des parties terreuses qui l'accompagnent dans les ateliers de fabrication, et qui entravent à un point extrême les différentes préparations qu'on lui à fait subir avant de la livrer à la consommation.

" Ces auges ne coûteraient presque rien dans un pays où le combustible n'est pas cher et où la terre argileuse se trouve à quelques pieds au-dessous du sol. On pourrait en même temps construire des couvercles de la même matière, qui couvriraient les auges presque en entier. "

Donc, vers 1844 un agriculteur des dunes du Sud (Arcachon), M. Hugues, qui exploitait plusieurs milliers de pins, eut l'idée de remplacer les deux systèmes du crot et du tos par un récipient en terre vernissée, suspendu comme il est décrit plus haut, et recevant ainsi d'une façon plus parfaite la résine dans toute sa pureté native.

C'est dans ses propriétés de Tarnos qu'il expérimenta son système, méconnu pendant sa vie par des propriétaires et des résiniers ignorants et empêtrés dans la routine. Après avoir consacré son temps et sa fortune à la propagation de son invention, il mourut pauvre et méconnu, le 15 février 1850, à Saint-Esprit, ville qui appartenait alors au département des Landes. Une modeste pierre, sur laquelle étaient gravés son nom, la date de son décès et la mention de sa découverte, indiquait seule la place qu'il occupait dans le cimetière. Aujourd'hui cette pierre n'existe plus, elle a été enlevée!...

On parle de lui ériger une statue. Certes il la mérite autant que bien des citoyens qui n'ont pas fait ce qu'il a fait, et la région forestière des Landes qu'il a enrichie   pourrait se montrer aussi reconnaissante qu'elle le fut pour la mémoire de Brémontier.   L'endroit en est tout indiqué, c'est le bourg de Tarnos, où il exécuta ses premiers essais.

Hugues était né à Bordeaux en 1794; il fut inscrit en 1826 sur le tableau des avocats du barreau de la Cour, mais s'occupa plus spécialement d'agriculture; on lui doit plusieurs inventions estimées d'instruments agricoles et industriels.

Le nom de Hugues a fini par devenir populaire, grâce à l'adoption générale de son système, dont propriétaires et résiniers n'ont qu'à se féliciter, car leurs revenus en ont augmenté d'un bon tiers. Néanmoins, il serait à souhaiter que l'on découvrît encore un nouveau procédé empêchant la résine de sécher en partie sur l'arbre et de s'évaporer dans son récipient de terre rouge, que chauffent les rayons ardents du soleil d'été.

Certains propriétaires ont adopté une espèce de couvre-pot en terre, échancré en partie et qui empêche la pluie et les insectes de s'introduire dans le réservoir; mais ce système ne pare qu'en partie aux inconvénients généraux, et puis le résinier répugne à employer ce couvre-pot, car il perd un temps précieux à l'enlever et à le remettre.

On m'a bien signalé divers systèmes inventés depuis quelques années, fort ingénieux, fort pratiques, dit-on, mais ma compétence ne peut aller jusqu'à les discuter, ni même les expliquer sans les avoir vus. Mon ambition se borne ici à relater les simples impressions d'un touriste amoureux de la nature, je ne prétends décrire que ce dont j'ai été témoin.

Néanmoins je ne veux pas manquer d'indiquer aux lecteurs compétents et que ce sujet intéressait le remarquable travail de M. B. S. Labarthe intitulé Études sur la cueillette, la distillation et le commerce des matières résineuses, dans lequel il décrit d'une façon très détaillée un nouvel appareil perfectionné pour la récolte de la résine, qui me paraît réunir toutes les qualités demandées dans cette délicate opération, et remédier complètement aux défectuosités que peut encore présenter le système Hugues malgré sa grande supériorité sur l'ancien mode de procéder.

IV

Notre première excursion n'ayant aucune raison de se prolonger plus longtemps, aucun autre travail que celui que nous avions vu n'étant en train, il devenait sage de ne pas nous attarder. Le retour s'effectua plus rapidement que l'aller, autant du moins que le pouvaient permettre les nombreux circuits que nous étions obligés de décrire au milieu des fouillis d'arbres et d'arbustes.

Nous prîmes jour à quelque temps de là pour continuer la suite de nos promenades instructives. Mon intention n'est pas de les raconter une par une, mais de les réunir en groupant dans leur ensemble les résultats de mes observations, faites l'album et le crayon à la main.

Nous avons quitté nos résiniers au travail de la pose du crampon et du petit pot, nous allons les suivre maintenant dans les différentes opérations qui s'exécutent de mars à fin novembre.

Un mois à peu près s'est écoulé depuis l'exécution du travail décrit plus haut, le suivant ne s'exécute guère avant le commencement de mars.

Dans l'intervalle, le résinier a profité des beaux jours pour faire des travaux de réparation à son outillage, à son intérieur, ou pour offrir ses journées comme bûcheron, quelquefois même comme aide dans les travaux des parcs à huîtres du bassin d'Arcachon, s'il n'en est pas très éloigné.

Jamais inoccupé, il trouve cependant toujours à employer son temps d'une façon utile à son métier. Essayons d'abord de faire un rapide et fidèle portrait de cet homme des bois.

Cabane de résinier

C'est un homme d'un aspect un peu sauvage, mais ne manquant pas d'intelligence, quoique peu ou pas lettré ; il saisit vite, tout en cherchant à comprendre nettement ce qu'il ne connaît pas ; très ingénieux, très rusé, mais d'une honnêteté scrupuleuse, ses mœurs sont très douces; il est très hospitalier. Si vous êtes perdu dans l'immense forêt, vous ne vous adresserez jamais à lui en vain; il fera tout ce qui dépendra de lui pour vous remettre dans votre chemin ou vous accorder franchement dans sa cabane une hospitalité cordiale, quoique bien pauvre.

Un puit près de la cabaneLe résinier mène une existence sauvage des plus sobres; cette excessive sobriété ne se rencontre certainement dans aucune autre classe d'ouvriers. Il fait trois repas par jour, le matin à sept heures, à midi et le soir après son travail. Mais quels repas ! Toujours invariablement le même menu, qui se compose d'une espèce de soupe faite avec du pain de seigle noir, de l'eau, du sel, auquel il ajoute le peu de graisse qui se sépare de la cuisson d'un léger morceau de lard salé appelé tchitchoun, mangé ensuite avec un morceau de pain. Ce frugal repas se termine par un verre d'eau. J'ai constaté pourtant dans certains ménages plus raffinés la présence d'un tonnelet contenant une boisson composée de baies d'arbousier macérées et fermentées dans de l'eau, boisson saine, rafraîchissante et nullement désagréable au goût. Jamais de vin. Sa ration journalière ne comporte guère plus d'une livre et demie de pain et 250 grammes de lard.

Du reste, si le résinier est sobre, très sobre, comme on le voit, il l'est même par goût, il l'est beaucoup aussi par nécessité, car il ne gagne guère plus de 500 à 700 francs par an, selon la quantité de pins qu'il a à exploiter; quelques autres travaux supplémentaires d'hiver peuvent néanmoins ajouter une centaine de francs à son budget, mais vous voyez que sa position pécuniaire est loin d'être enviable.

Il n'apprécie guère un excellent repas. Quelquefois, cependant, il se préparera un extra de sa chasse : quelque bécasse tombée sous un de ses rares coups de fusil et qu'il fera cuire, un peu sans conviction, avec quelques pommes de terre, lui constituera une " ribote ", comme il dit; le plus grand plaisir qu'il y aura trouvé aura été de consommer sur place un produit de son adresse.

Presque tous fument, soit la cigarette, soit leur petite pipe en terre. Le samedi, quittant son travail vers le soir, le résinier se rend au village voisin, où il possède généralement une maisonnette un peu plus confortable, mais guère plus, que sa cabane forestière; cette maisonnette est entourée d'un petit champ, qu'il cultive dans la matinée du dimanche.

Types de résinier

Il va peu à l'église et préfère l'auberge, où il passe une grande partie du jour. C'est alors seulement qu'il boit du vin, auquel il n'ajoute jamais d'eau ; il ne joue pas, mais passe son temps à bavarder bruyamment avec ses camarades. Jamais il ne se querelle, et sa ration de vin de la journée dominicale se compose d'environ un litre et demi à deux litres, assez peut-être pour être gai; il sait s'arrêter au bon moment, mais ne va presque jamais loin; le cas d'ivresse est d'une rareté exceptionnelle.

Par suite de celle existence frugale, le résinier est petit, très maigre, très peu musclé, mais d'un tempérament nerveux et infatigable; il fait un travail très pénible et bien au-dessus de ses forces apparentes. Il est également un soldat courageux et des plus énergiques, surtout dans les pays chauds. Le résinier est rarement malade, quoiqu'il n'ait aucun soin de sa personne. Cette maladie si commune dans toutes les classes de la société, la phtisie, lui est inconnue.

Sa vie est longue, grâce sans doute à son excessive sobriété, mais probablement aussi à l'air térébinthiné dans lequel il se trouve.

Le résinier se marie jeune, immédiatement après son service militaire, quelquefois plus tôt. Sa famille devient assez nombreuse: trois ou quatre enfants, dont les garçons apprennent, la plupart du temps, le métier de leur père, qu'ils accompagnent aussitôt qu'ils le peuvent dans ses travaux forestiers.

Son habitation de la forêt, située le plus souvent au centre de l'espace qu'il exploite, est des plus rudimentaires et l'aspect en est misérable. Elle est bâtie en planches mal jointes, non lambrissée et recouverte en tuiles, toute noire de fumée à l'intérieur. Sa façade est presque toujours tournée vers le midi, afin d'y laisser pénétrer le soleil des beaux jours.

La porte d'entrée est ouverte sur la façade; du côté opposé s'ouvre une petite fenêtre également toute en bois et sans vitres.

Piquage avec le hapchott à échelons

Quand la porte est fermée, le soleil ne pénètre jamais dans la cabane; par contre l'air la traverse dans louis les sens. L'été, elle est quelque peu ombragée par les arbres voisins, mais, l'hiver, l'air de l'intérieur y est presque aussi froid que l'air extérieur ; on y gèlerait sans feu. Aussi le résinier y entretient-il le chauffage toute la nuit en hiver, grâce au bois qui lui est gratuitement délivré selon tous ses besoins.

Lorsqu'il rentre le soir de son travail, il allume du bois résineux dans sa grande cheminée de maçonnerie pour préparer son souper et se réchauffer, assis sur un escabeau rustique, façonné par lui, comme le restant de son pauvre mobilier. S'il est marié et sans enfants, sa femme, qui généralement l'aide dans une partie de ses travaux, a pris les devants et prépare la pitance du soir, qu'il trouve en train de mijoter dans la marmite noire. S'il a des enfants, la femme reste à la cabane pour les soigner, à moins que, ceux-ci étant nombreux, elle ne confie la garde des plus jeunes à l'aîné.

La femme, quelque fraîche et jolie qu'elle soit au moment de son mariage, se fane vite et perd tous ses charmes après quelques mois d'union, par suite de ses travaux, de sa vie fatigante et de sa situation, infiniment plus pénible que celle du dernier des paysans.

L'été, le résinier se lève à l'aube et travaille tant que le jour dure; l'hiver, il rentre de bonne heure, se couche vers les sept ou huit heures et se lève, comme l'été, avec le jour pour se rendre à ses occupations.

Tel est l'exact et rapide tableau de la vie générale du résinier, dont ne se contenteraient certainement pas la plupart des ouvriers de n'importe quel corps d'état. Le résinier, très probe en outre et très honnête, ne s'occupe pas de politique, et les théories anarchistes n'ont pas  encore pénétré jusqu'à lui. Il est douteux même qu'elles y pénètrent jamais.

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15/01/14

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