LE CANAL DES DEUX-MERS ACHEVÉ
INAUGURATION DU CANAL DES DEUX-MERS
Le Teichville (bassin d'Arcachon), 1er MAI 1912.
LES FRANÇAIS VEULENT DÉPENSER
800 MILLIONS POUR FAIRE
LE CANAL
DES DEUX-MERS ; NOUS EN DÉPENSERONS
1500 POUR QU'ILS NE LE FASSENT POINT.
(Parole officielle anglaise.)
Qui donc disait les Français capables de concevoir et incapables d'enfanter ? Le voilà creusé tout de même ce fameux Canal des Deux-Mers, que pourrait remplir toute l'encre qu'il fit couler. La France entière est en fête ; le Midi est dans l'enthousiasme de la victoire. Que de difficultés vaincues ! Enfin voici l'œuvre achevée : La Méditerranée n'est plus un lac anglais ; Gibraltar devient un épouvantail à mettre au British-Museum ; à travers la plus fertile région de la France une artère de vie va décupler, centupler la valeur productive du sol.
Et quel triomphe, cette inauguration solennelle à laquelle le monde entier est convié !
O merveille sans seconde, dans le bassin d'Arcachon aux sables domptés, la Flotte Internationale, pavois au vent, est rassemblée.
Une patriotique émotion nous saisit au moment de rendre compte de ces inoubliables journées. Elles effacent à jamais les deuils et les tristesses d'antan. Qui se souvient aujourd'hui des faiblesses et des hontes qui amenèrent et marquèrent, il y a douze ans, à la fin du XIXème siècle, la chute du parlementarisme ? Nous sommes tout au bonheur du relèvement, que nous devons à l'action de l'admirable république sans rhéteurs que la France a su se donner. Où est-il le temps où un avocat présidait au commerce et un médecin à la marine ? Le peuple français a recouvré la raison, et le voilà définitivement entré dans la voie des solides et pacifiques conquêtes.
Que de chemin parcouru en douze ans !
A l'heure où l'univers a les yeux tournés vers la France qui, par un triomphe industriel, commercial et maritime, affirme sa supériorité reconquise, on ne peut s'empêcher de jeter un coup d'œil en arrière. Aussi bien convient-il de rappeler sommairement l'historique de la gigantesque entreprise du Canal des Deux-Mers, avant d'en raconter l'émouvante inauguration. Sachons donc détourner nos regards du spectacle féerique du bassin d'Arcachon et du port du Teich, imprenable asile de nos flottes, et dans l'instant même où M. Paul Deschanel, Président de la République française, ayant à sa droite le Tsar et à sa gauche l'Empereur d'Allemagne, s'avance sur le vaisseau présidentiel vers l'arc de triomphe construit à l'entrée du canal, remémorons-nous les obstacles qu'il fallut vaincre pour en arriver là ; nous n'apprécierons que mieux la grandeur du résultat final.
En 1900, la situation maritime de la France était désastreuse. Le cabotage était mort ou mourant ; le tonnage et le transit de notre marine marchande étaient inférieurs à ceux de l'Italie et de la Norvège ; les paquebots allemands venaient toucher à Cherbourg pour y enlever aux paquebots français les marchandises et les voyageurs à destination de l'Amérique ; les paquebots anglais desservant l'Extrême-Orient faisaient tranquillement de Marseille leur tête de ligne. Au point de vue militaire tout était à organiser dans la défense des côtes qui dépendait à la fois de la marine et de la guerre, quoique, depuis Colbert, cette abominable dualité eût été mille fois condamnée ; les points d'appui pour la flotte manquaient de tous côtés ; l'Angleterre était partout souveraine maîtresse des mers et des passages, et l'honneur national français se contentait de triompher des Anglais, une fois par an, le jour du Grand-Prix, sur la pelouse de Longchamp.
Il a fallu les bouleversements qui suivirent l'Exposition universelle de 1900 pour qu'on ait vu la France recouvrer son bon sens, se débarrasser du parlementarisme et de la centralisation à outrance, se réorganiser en provinces autonomes, refondre le suffrage universel, combattre l'alcoolisme et la dépopulation, en un mot venir à bout (grâce au merveilleux ressort qui est en elle et qui l'a sauvée de tant de crises à travers les siècles) des causes multiples d'une effroyable décadence.
Aussitôt le calme rétabli, et des hommes d'action arrivés au pouvoir et investis d'un mandat durable avec tout le poids d'une responsabilité réelle, sous le contrôle d'un chef d'État véritable, un des premiers actes auxquels songea le Gouvernement, fut de fixer l'attention publique sur une entreprise absolument française et qui, tout en donnant, durant plusieurs années, de l'occupation à des milliers et des milliers de travailleurs, ne ferait pas sortir de France un centime et libérerait le pays de la suprématie anglaise, en doublant la force de sa marine de guerre et en ressuscitant sa marine marchande.
Il s'agissait de réaliser enfin le classique projet du Canal des Deux-Mers.
Sans remonter aux Romains qui en eurent l'idée, on peut rappeler que, depuis 1873, le Parlement français avait été vingt fois sollicité de prendre à cœur ce travail national. Mais les parlementaires, indulgents aux compagnies de chemins de fer, assez peu avisées pour méconnaître que l'intérêt public passe avant le leur et que, d'ailleurs, elles ne perdent jamais rien (au contraire !), quand d'une façon ou de l'autre les transactions commerciales augmentent dans une région ; les parlementaires, dociles aux avis fantaisistes des ingénieurs du corps sacro-saint des Ponts et Chaussées, lesquels n'étant pas appelés à diriger une entreprise conçue par l'initiative privée, la voyaient d'un mauvais œil (sans compter qu'ils avaient de la rancune contre tout ce qui était canal, attendu que leur infaillibilité s'était affirmée deux fois pour les travaux de ce genre d'une façon éclatante : la première, l'Administration des Ponts et Chaussées déclara que le canal de Suez était une folie ; la seconde, elle affirma, sourire aux lèvres, que le Panama se percerait de lui-même, en jouant) ; bref, les parlementaires ignorants comme des carpes, à l'exemple de la majorité des Français d'alors, sur tout ce qui était géographie, économie politique, etc., ne saisissaient pas l'intérêt militaire et commercial de l'œuvre.
A cette époque, combien aurait-on trouvé de gens en France se rendant compte de la nécessité de la solidarité maritime et sachant que lorsque le Havre pâtit, Limoges souffre, et que pour avoir de l'air et de la vie dans un pays comme dans une maison, il faut avant tout ouvrir des portes et des fenêtres, c'est-à-dire, avoir aux frontières maritimes et terrestres de nombreux débouchés par où se fait, fructueuse et vivifiante, la circulation des produits ?
Rappelons qu'en l'an de grâce 1899, près de 80 % des produits français transités au delà des mers l'étaient par les étrangers. Le commerce français donnait par an plus de 400 millions aux Anglais, aux Allemands, aux Italiens, pour qu'ils prissent la peine de transporter ses marchandises. Avec une sérénité parfaite la Grande Nation voyait son cabotage réduit à 2 millions 600.000 tonnes, tandis que le cabotage anglais dépassait 120 millions de tonnes. On aurait fort surpris le conseil municipal d'Angoulême ou celui de Clermont-Ferrand en leur révélant que peu à peu, l'Allemagne était arrivée à détourner de la France tous les grands courants commerciaux d'autrefois. L'Allemagne avait réuni Anvers à Gênes et Brindisi par le Saint-Gothard, raccordé Anvers à Salonique, par Mayence et Vienne sans que la superbe indifférence des municipalités républicaines, tout entières occupées du respect des immortels principes, eût été un instant troublée.
C'est en vain que des marins de l'autorité des amiraux Planche, Aube, Fournier, des armateurs de l'honorabilité de M. Charles Roux, des écrivains militaires de la valeur de M. Maurice Loir, avaient multiplié les cris d'alarme. Ils prêchaient dans le désert de la politique et des conflits de partis et de castes, et la France allait agoniser, mourir, quand, enfin, elle se ressaisit et voulut vaincre le mal.
Le 30 février 1903, l'Assemblée Nationale annuelle des Conseillers provinciaux adoptait le projet du Canal reliant l'Océan à la Méditerranée présenté par le gouvernement, et autorisait ses promoteurs à se mettre à l'œuvre.
Cette fois, l'action souterraine anglaise, la jalousie des compagnies de chemins de fer, le mandarinat des ingénieurs officiels étaient battus : les 800 millions nécessaires à l'entreprise étaient souscrits d'enthousiasme et, dès les premiers jours de 1901, les travaux commençaient sur les principaux points attaqués à la fois.
30.000 ouvriers conduits par 30 ingénieurs et 200 piqueurs avec des machines à creuser et à percer actionnés par une force totale de 60.000 chevaux-vapeur, ont achevé l'œuvre en huit années.
Se souvient-on des diverses évaluations de personnel et de dépenses sorties de l'imagination des différentes commissions parlementaires qui eurent à examiner le projet du Canal des Deux-Mers de 1878 à 1900 ?
Il y en eut de particulièrement réjouissantes. Plus le parlementarisme se gangrenait, plus le montant des travaux à prévoir grossissait, et les contradictions s'entassaient sur La Pallissades.
La première commission évaluait le coût de l'entreprise à 1 milliard ; la cinquième, quinze ans plus tard et au mépris des perfectionnements industriels, prévoyait au bas mot 2 milliards 1/2, et quant à la durée des travaux et à l'importance des concours nécessaires, enfantait un raisonnement prodigieux qui vaut la peine de rester dans l'histoire. M. Verstraet, en 1899, le rapportait en ces termes :
« Il a fallu, dit la dernière commission parlementaire du Canal des Deux-Mers, pour construire le canal allemand de la Baltique dont la longueur n'est que de 98 kilomètres, 41 ingénieurs diplômés, 70.000 ouvriers, 220.000 chevaux de force et une durée de cinq ans.
« Or le Canal des Deux-Mers est cinq fois plus long, donc il faudra 5 fois 41 ingénieurs, soit 205, 5 fois 10.000 ouvriers, soit 50.000, 5 fois 22.000 chevaux soit 110.000, 5 fois 5 ans soit 25 ans... »
Vous sentez la logique de ce raisonnement. Vous voulez construire une rue qui aura 100 maisons. Pour la première maison il vous a fallu, je suppose, 1 architecte et 2 ans de travail ; donc il faudra pour construire les 100 maisons 100 architectes et 100 fois 2 ans soit 200 ans. A ce compte on mettrait deux siècles pour bâtir une rue ! »
Toutes les objections ou évaluations de la dernière commission parlementaire d'avant 1900 étaient de cette force.
L'expérience a démontré leur valeur. Au fur et à mesure que nous allons rendre compte de l'inauguration à laquelle nous venons prendre part, les obstacles surmontés se présenteront à nous et l'on jugera par la réalité des faits du cas qu'il convenait de faire de l'opposition dont le projet de canal interocéanique a eu tant à souffrir, pour le plus grand bien de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Italie.
Mais ne regardons plus en arrière. Le présent nous sollicite. Il faut conter en détail ce voyage d'inauguration d'Arcachon à Narbonne, dont chaque pas est une victoire de l'homme sur la nature.
Nous écrivons ces lignes de la rade d'Arcachon, à bord du croiseur protégé où la presse parisienne est reçue et qui vient immédiatement après le cuirassé présidentiel.
Sous nos yeux, le bassin que nous connûmes si calme à peine sillonné par quelques barques de pêcheurs ou quelques embarcations de plaisance, déborde de mouvement et d'activité.
La ville de plaisir et de repos, l'Arcachon, si cher aux Bordelais et aux habitants du Sud-Ouest et du Centre, n'a rien perdu en s'agrandissant de son aspect de villégiature d'été et d'hiver. A l'extrémité du bassin, Arcachon est toujours tranquille et souriant, mais plus à gauche, là où nous n'eûmes si longtemps que des dunes et des pins, dans ces petits endroits si mornes, la Teste, le Teich, une fée a, d'un coup de baguette, tout bouleversé pour enrichir toute la région. Un port militaire, un port marchand, d'immenses magasins d'approvisionnement, des cales de radoub, des chantiers de construction existent où, hier encore, tout était vide et solitude.
Des maisons, des usines sont sorties de terre. Et ce sont çà et là des comptoirs, des entrepôts, des ateliers – les habitants de la Teste et du Teich se demandent souvent s'ils ne font pas un rêve.
Nous remarquions, ce matin, des pêcheurs, de bonnes gens qui ont vécu jusqu'alors occupées seulement par les parcs à huîtres et de temps en temps par quelques coups de filet en mer, immobiles sur un quai du Teich et, bouche bée, à la vue des cuirassés de toutes les grandes nations en ligne d'escadre en face d'eux dans le bassin où leur fait vis-à-vis toute la flotte française ayant en tête l'escale du Nord, qui, on le sait, va passer, en moins de soixante heures, de l'Océan dans la Méditerranée.
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Nous venons d'assister en canot à vapeur à la visite des digues construites sur des fonds de 16 mètres et permettant par les plus gros temps l'entrée et la sortie du bassin. On s'est rendu maître de la passe qui met en communication avec l'Atlantique la vaste étendue d'eau où se jette la Leyre. Les dragages, les endiguements ont maîtrisé la vague et le sable. Il a fallu de réels efforts pour faire un port sûr de ce bassin aux multiples chenaux, aux 4,500 hectares d'eau salée quand la marée est au plus bas de l'année, aux 15,000 hectares inondés quand la marée est au plus haut. Mais ce point paraissait le meilleur des débouquements à choisir. Les sables domptés on pourrait ranger là toute notre flotte, hors de l'effet des tempêtes et des vues de l'ennemi. Perdus dans les dunes, parmi les amas de sables, les forts se cachent inexpugnables ; il ne faut pas songer à s'approcher du Cap Ferret, à entrevoir dans le goulet gardé par les sous-marins et les torpilles, si nous voulons nous y opposer. Quant à bombarder le port militaire et le port marchand établis au fond du bassin, au Teich, impossible, c'est trop loin.
Reste la fameuse réponse des obstinés tardigrades : « Et le blocus ! »
Ce n'est pas d'aujourd'hui que les marins de quelque valeur ont répondu à cette objection puérile. Dès 1885, l'amiral Planche disait : « Quant au blocus il ne sera pas plus possible que celui de tout autre port. Une défense mobile de torpilleurs, et espérons-le, de sous-marins, assurera toujours l'entrée et la sortie, ne fût-ce que pendant la nuit. Craindre le blocus ne supporte pas l'examen, et quand nous affirmons que la construction d'un canal pouvant donner passage à nos plus grands cuirassés double la puissance navale de la France, nous avons la conviction d'être appuyé dans cette pensée par la marine tout entière. »
Aujourd'hui la valeur de notre flotte est doublée. Une ville maritime s'élève au Teich, Bordeaux qui voit ses docks décuplés est relié par un embranchement au Canal des Deux-Mers, et le port de la capitale de l'Aquitaine n'est plus cette « souricière » dont s'effraya si longtemps la marine.
Il y a quelques années la situation de Bordeaux devenait des plus critiques. Situé à près de cent kilomètres de la mer, son port perdait de sa valeur, de jour en jour.
Quand le canal fut décidé, Bordeaux revint à l'espoir, et sa vieille activité commerciale se réveilla. Mais la grande ville aurait voulu que la Gironde servît d'entrée au canal. C'était mal comprendre ses propres intérêts et ceux de la France. En effet, malgré l'amélioration des passes de la Gironde, la marine de guerre ne saurait s'y trouver immédiatement à l'aise et en sûreté comme dans le bassin d'Arcachon.
Il ne fallait donc pas songer à faire de Bordeaux la principale entrée du canal, mais il était nécessaire de sauvegarder les intérêts si importants de la quatrième ville de France. On a donc relié Bordeaux au port d'Arcachon par un canal qui part des docks.
Il faut voir quelle fièvre de négoce et d'activité s'empare des vaillantes populations méridionales depuis qu'une Garonne artificielle relie l'Océan à la Méditerranée. Et tous ces braves gens aux âmes expansives ne se lassent pas de répéter tout ce que donne au pays la gigantesque entreprise enfin réalisée :
Bordeaux sauvé de l'engourdissement, sorti de la torpeur ; Arcachon devenu le port qui nous manquait dans le golfe de Gascogne et sur cette côte de l'Océan si dangereuse et si inhospitalière ; Toulouse arsenal central inattaquable ; Carcassonne, Narbonne arrachées à la mort ; des Landes à la Méditerranée tout le pays irrigué selon ses besoins et disposant des excédents d'énergie électrique que peuvent donner les écluses du canal ; la Garonne à jamais domptée par les réserves d'eau faites dans les Pyrénées pour l'alimentation du canal, ce qui met Toulouse et le Midi à l'abri des désastreuses inondations périodiques... Et que d'autres avantages que ces braves gens énumèrent ! Ils sentent venir à eux le bonheur et la fortune et cette fortune et ce bonheur sont le bien du pays tout entier. Le Midi amélioré, enrichi, répandra loin de lui son bien-être.
Telles sont les idées qui flottent ici dans l'air, plein du bruit des bravos enthousiastes, des détonations des canons, tandis que nous entrons dans le canal pour nous diriger en ligne droite sans une écluse, sur Agen, à 140 kilomètres du Teich-Arcachon.