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V

Un mois donc après la pose du petit pot a lieu le piquage ou gemmage.

Cette opération est des plus délicates et demande à être menée avec la plus grande prudence.

L'Administration, forestière a déterminé par règlement les conditions suivantes pour le gemmage des pins, qu'elle donne en ferme; la plupart des propriétaires ont du reste adopté son système.

Les arbres à vie seront gemmés à une seule quarre (on entend par quarre l'entaille qui est faite à l'arbre écorcé pour en faire couler la gemme ou résine), qui sera commencée au-dessus du collet de la racine et élevée toujours verticalement, savoir : la première année de 55 centimètres, chacune des trois années suivantes de 75 centimètres, et la cinquième de 1 mètre, de façon que la hauteur totale de la quarre soit de 3 m. 80.

Piquage du pin au hapchott

Dans le cas où la période de gemmage ne serait que de quatre années, la quarre serait élevée de 65 centimètres la première année, de 95 chacune des deux années suivantes, et de 1 m. 25 la quatrième, de façon que la hauteur totale de la quarre soit aussi de 3 m. 80.

La largeur des quarres ne pourra excéder 9 centimètres dans la partie inférieure de l'arbre et 8 centimètres dans la partie supérieure, c'est-à-dire au-dessus de la hauteur de la quarre de la troisième année.

Leur profondeur ne dépassera également pas 1 centimètre, mesure prise sous corde tendue d'un bord à l'autre de l'entaille, à la naissance inférieure de la partie rouge de l'écorce.

On commence généralement à entailler les pins vers l'âge de 12 à 15 ans.

C'est à la façon dont il donne son premier coup de hache que l'on reconnaît le parfait résinier, car il est nécessaire qu'il possède une série de connaissances plus difficiles à acquérir qu'on ne le suppose, comme en témoignent malheureusement le grand nombre des résiniers inhabiles. Piquer trop large ou trop profond, de même que de ne pas lever la quarre bien verticalement, sont de graves défauts chez un résinier. Il y en a qui frappent indistinctement l'un des côtés de l'arbre : mais l'ouvrier expérimenté cherchera toujours l'endroit où l'écorce présente des fentes ou des crevasses plus profondes, où la couleur est plus vive et l'arbre plus renflé, car c'est là que là sève se porte en plus grande abondance, et c'est généralement du côté du levant que devra se pratiquer l'entaille.

Un jeune pin ne peut guère supporter que trois quarres. Elles doivent avoir réglementairement la même largeur et être placées à la même distance l'une de l'autre. L'exploitation peut durer de huit à dix ans, selon la vigueur de l'arbre et jusqu'à épuisement, car gemmés d'aussi bonne heure, ces sujets sont généralement destinés à disparaître par l'éclaircissage.

Les pins de place ne sont pas soumis aux mêmes règles. Ceux-ci commencent à être entaillés lorsqu'ils ont atteint une grosseur approximative de 1 m. 20. C'est à eux que doivent s'adresser tous les soins et toute l'attention du bon résinier. En leur faisant produire leur rendement maximum, il doit s'attacher à leur conserver une belle forme ronde et à corriger les défectuosités qu'ils présenteraient sous ce rapport; c'est en entaillant l'arbre du côté où la sève est la plus abondante qu'il y arrive. En effet, on obtient ainsi un déplacement de force, le côté opposé gagne en vigueur, et le pin s'arrondit insensiblement. Les pins de place bien travaillés par de bons résiniers peuvent gemmer toute leur vie. Chaque quarre dure cinq ans. Après cette première on en commence une autre, et pendant que l'on mène les nouvelles, les anciennes se referment.

La première quarre se pratique au levant, la seconde au nord, à droite de la première ; la troisième au sud, à gauche de la première ; mais il est nécessaire, de laisser entre la seconde et la troisième un espace plus considérable, car c'est la face qui regarde le couchant qui doit plus tard recevoir la sixième entaille. La quatrième se place entre la première et la deuxième ; la cinquième entre la première et la troisième. On a ainsi fait le tour de l'arbre, et l'exploitation dure depuis près de vingt ans. Mais l'arbre n'a pas encore donné tout ce qu'il peut produire.

Après vingt ans, la série des entailles peut recommencer ; les premières plaies ont disparu sous les couches successives d'un nouveau bois. Des bourrelets se sont formés tout autour qui ont fini par se joindre; c'est sur ces bourrelets que la série des opérations recommence.

J'ai vu du reste, dans la belle propriété que possède sur les bords du lac de Cazaux, près d'Arcachon, M.  S..., pharmacien  dans  cette ville, d'admirables pins dont l'exploitation est abandonnée, et qui sont en pleine vigueur, d'une circonférence moyenne d'environ 7 à 8 mètres et portant encore les traces de près de 150 à 200 quarres.

Les outils du résinier

Il arrive pourtant un moment où l'arbre cesse de croître et perd de sa force : c'est entre soixante et soixante-quinze ans. C'est donc le moment de l'abattre pour en tirer tout le parti possible. On le nomme alors pétard. Deux ans avant l'abatage, on le taille à mort pour en obtenir toute la gemme possible. Tailler un arbre à mort, c'est lui mettre autant de quarres qu'il en peut supporter. Il est alors complètement débarrassé de sa résine et sert à l'industrie, qui l'emploie comme elle le désire, en mâts de navire, en planches, en traverses de chemin de fer ou même en bois de feu.

Ne pas saisir le moment opportun pour abattre les pins, soit destinés à l'éclaircissage, soit complètement gemmés, c'est s'exposer à les voir se gâter les uns après les autres.

Les arbres champignonnés doivent immédiatement être abattus, mais ils ne peuvent servir que comme bois à brûler.

L'outil dont se sert le résinier pour le piquage se nomme hapchott; c'est une sorte de lame en acier, très épaisse, de forme arrondie, concave et très effilée, emmanchée d'un bâton ayant 50 à 60 centimètres de longueur ; l'entaille doit être donnée franchement tout d'une pièce, de façon à bien mettre l'arbre à nu sans enlever de bois ; les tranches ainsi enlevées, et que l'on nomme en patois gascon écoupeaux ou galipes, sont un excellent allume-feu, très apprécié dans le pays avec la pomme du pin. La gemme suinte alors en perles incolores d'une admirable transparence, glisse le long de la quarre, et arrive au crampon, d'où elle se déverse dans le pot.

Le résinier est encore armé d'un second hapchott à deux échelons, qui lui sert à atteindre les quarres de deuxième année; pour celle de troisième, il grimpe sur ces échelons, la lame appuyée au tronc de l'arbre, et se sert de son hapchott court pour entailler. Lorsqu'il veut atteindre la quarre de quatrième et cinquième année, il se sert du pitey.

Le pitey est une sorte d'échasse ou tchanque formée du tronc d'un jeune pin dans l'épaisseur duquel le résinier a ménagé plusieurs échelons façonnés dans la masse même. Il pose ce pitey à terre, la pointe extrême reposant légèrement sur une excroissance quelconque d'écorce, puis, avec une agilité surprenante, il grimpe rapidement sur cette échelle bizarre et va quarrer à son extrémité ; c'est merveille de le voir, véritable clown équilibriste, se soutenir sur cet instrument, le pied droit sur un échelon, l'extrémité du pitey appuyée sur la cuisse gauche et le pied gauche à peine posé sur le flanc de l'arbre. Il fait son entaille, retire vivement d'une main l'extrémité supérieure du pitey, tient son hapchott de l'autre et descend avec la plus grande rapidité, dans un effort étourdissant d'équilibre, les échelons de son pitey qu'il ramène sur son épaule, pour aller continuer plus loin son intéressant travail.

Le grand pitey, car il y en a de deux grandeurs, porte jusqu'à dix ou onze échelons et pèse 10 kilogrammes.

Aussitôt l'opération du piquage accomplie, le résinier enlève le petit pot, en fait glisser l'eau de pluie qui peut recouvrir la gemme, et le replace.

Remplissage des barriques

Chaque quarre demande à être rafraîchie tous les huit jours. Un résinier a en moyenne 700 à 800 quarres à faire dans son année, ce qui lui fait environ 120 à 130 tailles à exécuter par jour, en allant d'un pin à un autre, sans s'écarter de l'espace qui lui est attribué et sans se tromper un seul instant, pour revenir au pin déjà rafraîchi. Il faut donc que dans tout le courant de la semaine il se souvienne bien des arbres qu'il a revus, afin de ne pas faire de pas inutiles et n'oublier aucun des pins gemmés.

VI

Je rencontrai un jour dans mes tournées la jeune fille qui m'avait intrigué dans le début de mes explorations. Le soleil était resplendissant, et l'air, surchauffé par son passage à travers les branches de pins, donnait à l'atmosphère une lourdeur d'orage; cet effet est constant pendant les journées ensoleillées des beaux jours : le pin écrase la température ; aussi la toilette de ma jeune résinière avait-elle un peu varié : son jupon était en toile, toujours de la même couleur bizarre et indécise, mais elle avait remplacé son casaquin de laine par une chemise blanche de toile grossière, décolletée, qui laissait à nu ses belles épaules et sa gorge fermement accusée. Elle tenait d'une main une sorte de seau en bois tout vernissé d'essence, que l'on nomme escouarte, et de l'autre une petite palette ou curette en fer à petit manche. Son père la précédait, armé d'une longue perche qui se terminait par une espèce de fourche évasée, formée de trois morceaux de bois reliés entre eux et cloués par leur extrémité inférieure au bout de la perche.

Piquage de haut au piteyAu moyen de cet instrument, appelé attrape-pot, il cueillait les pots qui n'étaient pas à portée de la main et les reposait à terre ; la jeune fille les ramassait et reversait la gemme liquide dans son escouarte en se servant de sa petite curette, qu'elle raclait parfois, pour la débarrasser de sa masse résineuse, sur une lame de zinc fixée sur l'un des bords du seau; puis les pots étaient remis en place.

Je  la suivis pendant  quelque temps, jusqu'à ce que l'escouarte fût pleine, et je la vis se diriger auprès d'un de ces nombreux réservoirs installés dans la forêt et destinés à recevoir la provision de gemme. Celle-ci était transvasée de l'escouarte dans le réservoir ou bark.

Ces barks sont construits de différentes façons. Ils se composent généralement de cuves en maçonnerie garnies intérieurement de zinc, d'une contenance variant de 200 à 500 litres environ. Un couvercle en bois en forme de toit, que l'on déplace à volonté, empêche les détritus de toute sorte de se mêler à la gemme.

Les uns sont à ras du sol, d'autres surélevés de 50 à 60 centimètres, d'autres enfin sont formés de deux barriques sciées en deux et placées côte à côte sur un terre-plein à pente douce sur une de ses faces.

Tout en continuant ma promenade, je remarquai un pin superbe non ébranché et qui ne portait aucune marque d'exploitation résineuse; j'en fis la remarque au vieux résinier que je suivais.

Il m'expliqua que je me trouvais en ce moment sur la limite de la propriété de M. B..., dont l'arbre en question montrait la séparation d'avec ses voisins : c'était le pin-borne.

Ces pins existent à distance variable autour des propriétés et en indiquent seuls la limite.  On les laisse croître indéfiniment jusqu'à leur mort.

VII

A ce moment je fus attiré par des voix bruyantes qui s'élevaient du fond des bois. Un roulement sonore, mêlé de grincements de roues et de heurts violents, m'avertissait que quelque chose de nouveau se présentait. En effet, je vis s'avancer vivement une sorte de chariot à deux roues traîné par deux superbes mules. Quittant le garde-feu par lequel il s'avançait et dont nous donnerons plus loin une description plus détaillée, l'attelage faisant demi-tour vint s'arrêter juste en face du bark que je venais de quitter depuis un instant et que je me hâtai de rejoindre.

Cet attelage était des plus curieux. Les deux mules, au lieu d'être attachées aux brancards, étaient retenues par une sorte de joug en bois formé de deux traverses reliées par des montants et fixées par le milieu au timon du chariot; les mules avaient la tête engagée aux deux extrémités, fixées sur un licol en cuir. Les mules tiraient donc leur charge en appuyant les épaules sur le joug. En avant, le conducteur les dirigeait de la voix, armé d'une longue baguette dont il touchait les bêtes sans les frapper. Juchés sur le chariot, deux hommes au verbe haut riaient et chantaient. Le véhicule lui-même ressemblait assez à une sorte de haquet élevé sur deux roues hautes au bandage épais et très large, d'environ 15 centimètres, permettant le roulage sur les sables fins et profonds qui recouvrent le sol de la grande forêt.

Un garde-feu

Trois grandes barriques en chêne, peintes en bleu clair, étaient placées sur le chariot ; elles portaient à leur surface supérieure une large ouverture quadrangulaire de 20 à 25 centimètres carrés de côté, fermée par un couvercle en bois. Des traverses placées aux quatre côtés du chariot et fichées dans un treuil qui permettait de les abaisser formaient support pour retenir les barriques.

Aussitôt arrêtées, les deux mules reçurent leur pitance de foin dans un sac de toile noué et attaché au milieu de la traverse inférieure du joug.

Puis les résiniers qui accompagnaient le chariot procédèrent au remplissage des barriques. Deux d'entre eux, armés de la curannt, sorte de casserole emmanchée d'un long bâton, plongeaient alternativement dans le bark et reversaient dans les barriques la gemme qu'ils retiraient, pendant que le troisième, debout derrière eux, accompagnait la gemme dans l'intérieur au moyen d'une longue curette pour l'empêcher de glisser le long des parois du fût. Celte opération se continue de bark en bark jusqu'à ce que les barriques soient pleines.

Les résiniers qui font ce service y procèdent dès les premières heures de la journée et doivent être rentrés à l'usine vers midi. Aussitôt rentrés, les mules sont détachées. Elles se précipitent alors vers un espace sablé, uniquement destiné à leur usage et qui se trouve devant leur écurie, - c'est ce qu'on appelle le bruza duil- et se roulent avec volupté dans le sable fin, pour sécher leur transpiration et secouer leur fatigue.

VIII

Plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis l'exécution des derniers travaux que je viens de décrire.

J'avais abandonné mes résiniers, dont le travail, toujours le même pendant ce temps-là, m'avait permis de mettre au net mes croquis et de rédiger mes notes, lorsque je reçus un jour la visite de mon ami l'usinier. Comme il s'intéressait beaucoup à mes études de mœurs, il venait aimablement m'engager à assister au prochain mariage d'un de ses résiniers avec la jeune fille dont nous avons déjà fait connaissance. J'acceptai avec d'autant plus d'enthousiasme que je me promettais le régal de nouvelles notes à prendre sur les coutumes pittoresques des résiniers.

Déversement de la gemmeUn samedi donc, par une matinée éblouissante sous un beau soleil de printemps, nous partîmes à cheval, M. B... et moi, pour la forêt. Au bout d'une heure de trot nous arrivions à la lette dans laquelle se trouvait située l'habitation des parents de la jeune fiancée.

A travers le feuillage nous commencions à apercevoir leur modeste cabane de forme rectangulaire, construite comme ses pareilles en planches de pin ; elle était recouverte de vieilles tuiles rouges surchargées de mousse, et placée au milieu d'une vaste clairière entourée de pins, au pied desquels couraient les genêts et les ajoncs aux fleurs d'or. Aucune autre note de couleur ne piquait le vert diversement nuancé du paysage; l'air qui passait au travers des bois nous arrivait embaumé de résine et d'odeurs pénétrantes. Un jardinet attenant à la cabane et dans lequel pointaient seules quelques maigres salades printanières donnait asile à une chevrette grise, élève de la jeune fille. Attachée à la palissade, la pauvre petite bête chevrotait en son patois un appel d'amitié à sa jeune maîtresse, beaucoup trop affairée à sa toilette de noce.

Le chien gambadait, sans savoir pourquoi, comme tout bon chien content de son sort; les quelques poules effarouchées qui formaient la richesse de la famille caquetaient bruyamment, juchées dans les genêts et les arbousiers, ou se tenaient cachées dans le poulailler, haut perché de crainte des renards, situé à quelques pas de la cabane. L'âne en sa cahute, la tête à la porte, remuant de droite et de gauche ses longues oreilles rougeâtres, regardait ahuri la foule des amis endimanchés et enrubannés qui attendaient le départ de la noce.

Deux ménétriers-bergers en costume de fête, coiffés du béret, revêtus d'une espèce de dolman de peau de mouton, la laine en dehors, les jambes enveloppées du camano en peau de brebis, et couverts du capot de gros drap blanc au capuchon liséré de rouge, le fifre à la main, attendaient également la sortie des fiancés pour entonner leurs plus jolis airs de fête.

P. KAUFFMANN.

(La fin à la prochaine livraison)

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15/01/14

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